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Picasso et mystère des Ménines
Entre août et décembre 1957, en espace de six mois à peine, Picasso peint 58 toiles différentes sur le thème de Las Meninas, le tableau peint par Diego Vélasquez en 1656. Ce n'est pas pour la première fois qu'il se mesure avec un grand nom de l'histoire de la peinture : deux ans auparavant, en 1955, il a consacré un grand cycle de quinze variations à Eugène Delacroix et ses Femmes d'Alger , après avoir " visité " Goya, en 1949 et Courbet, en 1950.
En entreprenant le travail sur le thème des Ménines, Picasso le développe à sa guise, en donnant libre cours à sa fantaisie. Il analyse, décompose et recompose sans fin, cherchant à s'en servir pour aller plus loin encore. En aucun cas il ne cherche la ressemblance formelle : il parle avec ses propres moyens, laissant sa marque personnelle au spectateur.
Plusieurs questions se posent. Pourquoi Picasso, à ce stade de son évolution artistique éprouve-t-il le besoin de ce retour aux maîtres, à la tradition? Pourquoi avoir choisi Vélasquez ? Pourquoi Las Meninas ? Peut-être, en se confrontant au maître du siècle d'or espagnol, veut-il prouver la supériorité de la peinture moderne sur celle du passé ?
Il n'est pas le seul à se tourner vers l'art du passé, plusieurs autres l'ont précédé ou suivi, comme Duchamps, Magritte ou Dali, à ne pas citer que les noms les plus connus. D'autres se sont inspirés de lui-même…
Picasso admire Vélasquez depuis toujours. Sa première rencontre avec son l'œuvre, date du premier passage du peintre à Madrid, en 1895. Il a alors 14 ans. En 1897, il écrit à un ami espagnol, après une visite au musée madrilène : " Velazquez, de premier ordre " et effectue une copie d'un tableau du maître, le Portrait de Philippe IV. Lorsque, en 1936, il sera nommé directeur du Prado, il pourra côtoyer quotidiennement le peintre et son oeuvre. Le fait d'avoir à sa disposition la toile du maître le pousserait-il à établir un dialogue plastique privilégié avec elle, qui se matérialiserait plusieurs années plus tard ?
Picasso, comme Vélasquez, est andalou. Il est très attaché à son pays natal et le caractère espagnol du tableau ne le laisse certainement pas indifférent. En recomposant Las Meninas dans son style cubiste si caractéristique, tout en gardant l'âme du tableau, veut-il tout simplement rendre l'hommage à son grand compatriote et au Siècle d'Or, la veille des célébrations du tricentenaire de sa mort ?
En tout cas, le choix de Las Meninas n'est certainement pas gratuit. Picasso ne s'attaque pas à n'importe quel tableau, mais à un chef-d'œuvre, un des tableaux les plus troublants dans l'histoire de la peinture. La tradition espagnole qu'incarne l'œuvre de Vélasquez, sa renommée mondiale, son sujet de " peintre et l'atelier ", autant d'éléments qui pourraient pousser le peintre à entreprendre ce véritable travail de réflexion et d'exploration. Mais ce n'est pas tout.
Comme c'est cas d'un autre cycle variations consacré à une autre " bête sacrée " de la peinture Manet et son Déjeuner sur l'herbe, Picasso porte son choix sur l'une des œuvres les plus controversées de l'histoire de l'art . Car Las Meninas de Vélasquez contient un mystère, une ambiguïté qui a fasciné plus d'un , rien que dans son interprétation. Mise en abîme , jeu de regard et illusion y sont d'autant de sujets de réflexion que sur le statut du peintre et la composition même du tableau .
A la recherche du mystère...
Ils sont plusieurs à s'émerveiller devant Las Meninas et à chercher à pénétrer son mystère et cela depuis toujours. " C'est de la théologie de la peinture " disait, en 1692 le peintre Luca Giordano, une grande figure du baroque et admirateur de Vélasquez. " Le temps n'épuise pas Les Ménines, il les enrichit " dira, trois cent ans plus tard l'historien d'art Daniel Arasse dans son analyse du tableau. Le philosophe Michel Foucault lui consacrera, en 1966, une remarquable étude, dans les Mots et les choses, devenue depuis une référence dans la matière, tandis que Michel Leiris nous propose, dans ses écrits consacrés à Picasso, un rapprochement entre Las Meninas de Vélasquez et les Ménines de Picasso.
Quel est le mystère de cette oeuvre, pourquoi le tableau de Vélasquez suscite-t-il autant d'interrogations, pourquoi autant de peintres, à commencer par Picasso et Salvator Dali, y ont cherché leur inspiration ? Autant de questions qui ne pourront peut-être jamais trouver une réponse certaine.
Tout le mystère de Las Meninas réside dans la mise en abîme utilisée par Vélasquez, dans la présence et le rôle du miroir, du peintre et du tableau qu'il est en train de peindre. Quel est le sujet réel de Las Meninas , s'agit-il d'une représentation d'une séance de peinture ou d'un simple portrait de l'infante Marguerite Thérèse et sa petite cour? Que représente le tableau peint par Vélasquez ? Que fait Don Jose Nieto dans le fond du tableau ?
Le tableau d'abord. On compte au moins onze toiles accrochées aux murs de la salle représentée. Onze tableaux identifiés et qui existent toujours. Et puis il y a le douzième, que le spectateur ne voit pas, celui que peint Vélasquez. Que représente-t-il ? Le double portrait du roi et de la reine dont on distingue les reflets dans le miroir ? Accompagnée des ménines, l'infante Marguerite Thérèse serait alors venue voir ses parents et l'avancement du tableau. Interprétation est très tentante mais peu probable pour deux raisons. Premièrement, pour faire un portrait le peintre travaillait à l'époque à partir des esquisses, sans que la présence du modèle soit nécessaire ; deuxièmement le XVII e s espagnol ne connaissait pas de portraits doubles de couples royaux. Si telle était la demande, l'artiste aurait certainement fait deux oeuvres indépendantes de même format, se répondant l'une l'autre. Si ce n'est pas l'infante qui vient voir ses parents, est-ce le roi et la reine qui viennent constater l'avancement d'un tableau ? Si oui, quel tableau ? Celui de l'infante ? Non, puisqu' une telle œuvre, plus petite, avait déjà été réalisée quelques mois auparavant. La toile que Velásquez est en train de peindre est grande. Si on la compare avec les dimensions de la salle, on se rend compte qu'elle mesure environ 3,20 m. Soit la hauteur des … Los Meninas ! Nous avons donc un tableau représentant un artiste peignant ce même tableau…
Et pour compliquer tout, à l'intérieur de Las Meninas il existe encore deux autres tableaux : un qui a un reflet étrange et qui s'avère d'être un miroir et le personnage dans l'encadrement de la porte, qui ne l'est pas, mais qui pourrait l'être…
Ile personnage en question est José Nieto, chambellan de la reine. En l'examinant de près, on peut faire la supposition qu'il joue ici, de manière détournée, le rôle d'un peintre, ou plutôt de sa représentation en peinture. L'encadrement de la porte est le cadre entourant la toile qui le représente ; sa main droite levée pourrait tenir un pinceau, sa main gauche tiendrait la palette, et la porte représenterait la toile sur laquelle il peint. Une étrange similitude avec la partie gauche des Las Meninas représentant Velásquez au travail. Une nouvelle mise en abîme.
Dans le miroir on aperçoit un couple qu'on a du mal à identifier au départ, mais tous les indices permettent de dire aujourd'hui qu'il s'agit du roi Philippe IV et de la reine, en train de regarder de loin ce qui se passe dans la salle, puisqu'ils ne font pas directement partie du tableau. Sont-ils le véritable spectateur de la scène ? Sommes-nous, en regardant Las Meninas à leur place ?
Tel que le tableau est structuré, lorsque nous suivons le regard des personnages, nous nous apercevons que l'infante et Vélasquez regardent, tous les deux, vers la gauche du tableau et en dehors de lui, vers l'endroit où devrait se trouver le couple royal pour qu'il puisse se refléter dans le miroir, alors que le véritable spectateur lui, est placé en face du chambellan. Il est certain que le roi et la reine assistent à la scène, mais nous, spectateur " hors " tableau et hors temps aussi, nous tenant à la droite du roi.
Maintenant, une autre hypothèse concernant le miroir : et s'il n'était tout simplement qu'un tableau ?
Rien d'étonnant qu'un tableau dont la lecture est un vrai casse-tête et qui, de surcroît est de la main d'un grand peintre renommé et admiré depuis les générations, intrigue et inspire des artistes.
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