Vélasquez contre Picasso

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                                  Las Meninas, 1565
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                                        Les Ménines, 1957

Bien que ces deux tableaux soient nommés Les Ménines, ils diffèrent sur de nombreux points. Plus de trois siècles les séparent, trois siècles d'évolution, trois siècles de découvertes. Que s'est-il passé durant cette période pour amener Picasso à faire une transposition si éloignée de l'original?

Au XVII e siècle, Diego Vélasquez et les autres peintres désirent faire croire à la véracité de leur peinture. Ils recherchent constamment à créer l'illusion de la réalité et considèrent l'Art, à l'instar des artistes de  la Renaissance, comme " une fenêtre sur le monde ", un reflet de la vie. Comme leurs contemporains, stimulés par l'invention de l'imprimerie qui a permis la propagation du savoir, les peintres sont avides de connaissances, curieux de comprendre et de reproduire les mécanismes du monde qui les entoure.

Grâce aux progrès de la médecine qui ont permis d'avancer dans la connaissance de l'anatomie, les artistes sont maintenant capables de représenter le corps humain de manière réaliste.

Dans son tableau, Vélasquez nous laisse entrevoir la vie et les habitants du palais de l'Alcazar comme si on était spectateur non pas de la toile, mais de la scène elle-même. Son but étant la vraisemblance, ses choix artistiques vont tous dans ce sens: il va choisir des couleurs réalistes, il va travailler la lumière par le procédé du clair-obscur qui renforce l'effet de profondeur obtenu par perspective.

La perspective tient une place importante dans Las Meninas de Vélasquez. Elle est construite à partir du point de fuite du tableau, situé là où l'homme se tient à l'arrière-plan, dans l'encadrement lumineux de la porte. La cohérence dans la taille des personnages en découle, elle contribue à créer cette impression de volume: l'homme du fond est proportionnellement plus petit que Velasquez au premier plan. Pour renforcer l'illusion de réalisme de la scène, le peintre se sert de la lumière de manière plausible, ici la source lumineuse vient des fenêtres que l'on devine sur la droite, et le fond de la pièce se perd dans la pénombre. C'est enfin par le jeu lumineux que Vélasquez va mettre en valeur ce qui est le plus important à ses yeux: ici l'infante Marguerite Thérèse qui se détache en pleine lumière alors que les personnages autour d'elle sont progressivement noyés dans l'ombre. De la même manière, la lumière sculpte la silhouette d'un autre personnage: l'homme de l'arrière-plan. Celui-ci semble nous indiquer du doigt le miroir, élément clé du tableau dont l'interprétation a suscité tant de polémiques autour du thème de l'illusion cher à  l'époque baroque.

Si, trois siècles plus tard, Picasso s'exprime sur le même sujet de manière radicalement différente, c'est que, comme Velasquez, il est un enfant de son siècle, et les préoccupations des peintres ont beaucoup changé depuis le XVII e siècle.

L'invention de la photographie au XIX e s est une étape considérable dans cette évolution qui voit le but premier de l'art changer du tout au tout. Mais la naissance de l'art de l'affiche ainsi que la découverte du japonisme et les progrès dans l'utilisation des couleurs amènent aussi de grands changements dans la peinture. Le coup d'envoi de ces remises en questions sera donné par l'impressionnisme.

Enfin, c'est suite à la découverte de l'inconscient que le regard des artistes a changé. Ils considèrent à présent le corps humain comme une enveloppe protégeant une âme; au delà d'une apparence corporelle, ils s'intéressent à toutes les facettes de l'être humain dans sa complexité.

Les 58 toiles qui constituent l'ensemble des Ménines de Picasso doivent beaucoup au cubisme, mouvement qui découle en partie d'un 'engouement pour diverses sortes d'arts primitifs.

La toile que nous avons retenue comme emblématique de l'ensemble, est très éloignée de la présentation réaliste que nous a donnée Velasquez, même si l'on y retrouve indiscutablement les éléments principaux du tableau original.

Au XX e siècle l'utilisation de la perspective n'est plus de rigueur: l'artiste peut l'utiliser à sa guise, mais il peut aussi la mettre complètement de côté et réaliser ainsi  les tableaux les plus fous. Picasso n'y fait pas exception et bannit toute trace de perspective dans cette transposition de Las Meninas. Le tableau fonctionne plutôt comme un puzzle, ou comme un vitrail compartimenté. Il est complètement plat, et ne recherche pas le rendu de la profondeur. Seuls deux personnages échappent à ce morcellement: il s'agit de l'infante et du personnage du fond, dont nous pouvons reconnaître l'ensemble de la silhouette. C'est tout l'art de la transposition: Picasso attire notre attention sur les mêmes éléments que Velasquez, mais sa méthode est radicalement différente. Contrairement à Vélasquez, Picasso ne joue absolument pas sur les ombres. Il utilise des couleurs très vives, voire choquantes. La séparation entre deux couleurs se fait très nettement, sans avoir recours au dégradé, qui permet le modelé. Les diverses zones colorées agissent plutôt comme de multiples facettes qui divisent la surface du tableau en une composition abstraite de laquelle se dégagent quelques éléments reconnaissables, le plus souvent des visages et des mains.

Le souci de réalisme des peintres du XVII e s à disparu, Picasso ne respecte ni les proportions - Vélasquez, à la gauche de tableau, est anormalement grand en comparaison avec les duègnes représentées en noir à droite - , ni la ressemblance - un visage se compose de deux points pour les yeux, une barre pour le nez, une autre pour la bouche. Les personnages sont très simplifiés et déstructurés.

Mais surtout, l'histoire que raconte Picasso dans son tableau ne relève plus du registre de l'illusion, il n'essaie pas de nous faire croire à l'existence d'une scène devant nos yeux Il nous révèle son monde intérieur et nous fait partager la bizarrerie de sa pensée. Cette pensée est fantasque et inconstante, et l'on peut imaginer que c'est pour cette raison que Picasso a réalisé 58 tableaux là, où Velasquez n'en a eu besoin que d'un seul.


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